La vie de ce rémois de 55 ans est un chaos depuis qu’il a été abusé à l’âge de 11 ans par Daniel Prot, un prêtre du diocèse de Reims. Guillaume* était alors en vacances à la colonie du Sourire de Reims, à Clefcy dans les Vosges. Les gestes déplacés d’un moniteur de sa salle de sport, il y a quelques mois, ont réveillé une partie de ses souvenirs enfouis depuis l’enfance. Il découvre alors sur internet qu‘un homme a révélé des agressions sexuelles subies quand il était scout, peu après la sortie du film “Grâce à Dieu”. Benoit (prénom modifié) a lui aussi été abusé à Clefcy par ce même prêtre quand il avait 9 ans. L’abbé Prot , décédé en 1986, encadrait alors la colonie. La rencontre de Guillaume et Benoit, même âge, mêmes souffrances, les a conduits à identifier d’autres victimes, une petite dizaine, agressés comme eux dans les années 70/80. Ces quinquagénaires sont tous abîmés par des blessures inavouées qui se ressemblent. Constitués en un “Collectif de victimes de l’abbé Prot”, Guillaume et Benoit ont créé un groupe de parole afin de s’écouter, s’entraider, trouver les moyens de leur restauration. Ils appellent tous ces hommes détruits depuis l’enfance à se faire connaître via le site qu’ils ont crée.
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Jusqu’à sa mort en 1986, le charisme de l’abbé Prot en a fait un homme intouchable au sein du diocèse de Reims. Sa pédophilie, soigneusement occultée, n’a jamais été sanctionnée. Elle ne faisait pourtant pas de doute au sein de la communauté catholique rémoise.
TOUT LE MONDE SAVAIT
Pierre est formel sur ce point. Après avoir travaillé à Saint-Joseph, à Reims, puis à Ginette, ce père de famille quinquagénaire dirige aujourd’hui un gros établissement versaillais. Il a été l’adjoint des clercs du diocèse de Reims dès sa 18ème année, puis secrétaire personnel de Monseigneur Balland, archevêque de Reims (88-95) et de Lyon (95-98). Fervent catholique, Pierre n’ignore rien des abus sexuels dont les prêtres rémois ont pu se rendre coupables. Sa mémoire sans faille lui permet de dénombrer très précisément 11 auteurs connus (dont deux s’en prenaient à des petites filles) sur les 400 prêtres qui ont exercé leur ministère à Reims entre 1945 et 2020. L’arrivée de Monseigneur Balland aurait mis un frein, selon lui, à ces crimes à caractères pédophiles. Pierre a personnellement connu 9 de ces prédateurs. L’abbé Prot qui hante les souvenirs de Guillaume et Benoit est évidemment de ceux-là.
QUAND L’ABBÉ PROT SURVEILLAIT LES DOUCHES
Pierre se souvient très bien de l’heure de la douche à la colo de Clefcy qu’il a fréquentée, lui aussi, à l’adolescence. Daniel Prot, “très brillant, très charismatique, très intelligent”, s’en était attribué la surveillance, ce qu’il trouvait “choquant et anormal”. “J’ai été maté plus souvent qu’à mon tour, mais rien de plus”. L’habitude de faire dormir des garçons dans sa chambre, même si la porte restait ouverte, n’était pas moins étonnante. Et plus dérangeant encore était ce rituel du bain, le soir, dans le torrent voisin. La nudité intégrale y était de rigueur pour tous, y compris pour l’abbé. En 1984, deux ans avant la mort du prêtre, le jeune homme qu’il était devenu a tenu à l’interpeller sur ses habitudes très particulières. “Je voulais qu’il sache que je savais et que tout le monde savait. Je l’ai affronté parce qu’il ne pouvait pas me dire que ce n’était pas vrai. J’ai vu son regard désespéré”. Et ensuite ? “Et ensuite, rien”. C’était ainsi. Les délinquants sexuels n’étaient pas encore bannis de l’Eglise à cette époque.
VIOL A L’INFIRMERIE
Avant de sévir à Clefcy, Daniel Prot a même été logé au-dessus de l’école maternelle Saint Pierre, Rue Brûlée à Reims. Son attirance pour les enfants était pourtant bien identifiée. Et il a été ordonné prêtre malgré les problèmes qu’il avait eu au séminaire. La nécessité du pardon est aussi prégnante que l’amour d’autrui dans la religion catholique. Et puis on ne dénonçait pas un prêtre, on ne faisait pas de mal à l’Eglise. « Les parents et les hommes de lois sont tout aussi coupables » s’indigne Pierre. Informée sur ces faits de pédophilie dans l’Eglise, la justice conseillait d’éloigner les auteurs, sans les poursuivre. Les familles savaient aussi mais elles protégeaient les prêtres, Daniel Prot plus que tout autre. Et personne ne l’a empêché de conserver farouchement la responsabilité de la fameuse colonie du Sourire de Reims tout au long de son parcours d’homme d’Eglise. C’est ainsi que la vie de Benoit a été meurtrie, lui qui a été sexuellement agressé dès son premier séjour à la colonie de Clefcy. Il dit aujourd’hui que pas une journée ne s’écoule sans que ce souvenir resurgisse. C’était en Juillet 1979. Il a été conduit de force à l’infirmerie sous couvert d’une punition, parce qu’il avait commis l’énorme faute de marcher sur les plates bandes autour du chalet. C’est là qu’un prétendu “suppositoire” est administré par Daniel Prot à l’enfant de 9 ans qui, sans rien y comprendre, n’a plus jamais été le même. 40 ans plus tard, la sortie de “Grâce à Dieu”, le film de François Ozon, lui a donné la force de révéler ce crime. Il s’approche alors de la cinquantaine. Sa dénonciation auprès du diocèse de Reims est transmise au Procureur de la République, Matthieu Bourrette. L’enquête est confiée au SRPJ de Reims. Le crime est avéré mais classé sans suite, car prescrit. Et Daniel Prot n’est plus en vie.
L’AMNÉSIE PLUS DÉVASTATRICE QUE LES SOUVENIRS.
Benoit conserve une mémoire très précise de la colonie de vacances vosgienne, les participants, les odeurs, les bruits, et l’obsession hygiéniste de l’abbé Prot dans les douches et dans l’eau fraîche du torrent. Le «petit robinet» de chacun était ainsi soigneusement «vérifié» et surtout manipulé par le prêtre, sans aucun consentement des enfants. Guillaume, quant à lui, a tout oublié de ses 2 séjours à Clefcy en 79 et 81, quand il avait 9 et 11 ans. Mais il se souvient qu’il s’accrochait aux portes de la maison de ses parents à Reims, pour ne pas y aller. Et l’étrange plan du dortoir envoyé à sa mère, son lit côtoyant celui du prêtre, est particulièrement éloquent. Il a vécu jusqu’ici avec des souvenirs perdus qui ont ravagé sa vie. “Cette amnésie a été encore plus destructrice car elle m’a interdit toute identification. C’est un vertige, une béance.”
Il savait que l’abbé Prot lui avait fait du mal, rien de plus précis. Sa récente confrontation aux gestes déplacés d’un coach de sa salle de sport a réveillé sa mémoire 42 ans plus tard, alors qu’il est aujourd’hui marié et père de famille. Ses dessins et ses lettres, conservés par sa mère, sont les autres éléments du puzzle. L’énurésie qui a empoisonné sa vie jusqu’à l’âge de 17 ans, son mal être permanent sont autant de preuves de ces agressions dévastatrices. Aujourd’hui, sa rencontre avec Benoit est une véritable révélation. Les deux hommes fonctionnent en miroir. Leurs échanges si bénéfiques les ont persuadés de la nécessité urgente de créer un cercle de parole. Pour que toutes les victimes de l’abbé Prot, et des autres prédateurs, se libèrent enfin de leur secret. Les crimes, de Daniel Prot et des autres prêtres, sont connus et le plus souvent prescrits. A l’exception de l’affaire Gilles Guériguen dans une tentative de viol remontant aux années 2010. Mais La Cour de Cassation a finalement annulé cette mise en examen. LIRE ICI
UNE QUETE DE VÉRITÉ ET DE RÉPARATION
Mais on l’aura compris, le combat est ailleurs pour Guillaume et Benoit. Ils se battent pour une vie nouvelle. La leur, et celle de toutes les autres victimes qui sont, pour beaucoup, d’anciens élèves de Saint Joseph à Reims. Outre Daniel Prot, 4 prêtres rémois se sont rendus coupables d’abus sexuels dans les années 80/90. Leurs victimes sont donc, elles aussi, appelées à rejoindre le collectif, via cette adresse :
Plus encore que des abus dont il a été victime, Guillaume s’indigne du silence de ceux qui savaient et qui refusent de parler. Pour lui, cette omerta est une nouvelle agression. Personne aujourd’hui ne peut ignorer l’ampleur des ravages provoqués par ces atteintes sexuelles. « J’ai appelé mes voisins de dortoir. J’ai entendu leurs pleurs et leurs souffrances” écrit-il à Jean Vercoutere, un des encadrants de la colonie de Clefcy aux côtés de l’abbé Prot. Il est toujours aux commandes de la structure créée par l’Association le Sourire de Reims, et il est de ceux qui se souviennent peu, ou pas du tout. Il rappelle que l’association qu’il préside est animée aujourd’hui par des jeunes adultes pour qui ces faits paraissent lointains. Pour autant, « le CA est très touché par cette horrible tragédie », écrit-il. Il indique qu’un appel a été lancé aux anciens colons, et l’appel de Guillaume et Benoit est également relayé, malgré une forte inquiétude pour les retombées sur l’image de l’association.
LE DÉNI, AUSSI COUPABLE QUE LES CRIMES
« À titre personnel, écrit encore Jean Vercoutere, j’ai bien connu l’abbé Prot dès mon plus jeune âge comme louveteau et jusqu’à mes 17 ans, comme animateur. Et jamais je n’ai remarqué de gestes déplacés, envers moi ou d’autres. Cela ne veut pas dire que je doute de la véracité des dires et des crimes, mais c’est un chemin difficile pour moi, car il représentait des éléments de ma construction d’adulte.» Pour Pierre cependant, cette « ignorance » est impossible, même si sa dernière rencontre avec Jean Vercoutere remonte à 1985. “Il ne pouvait pas ne pas savoir, et j’en suis d’autant plus sûr que je lui en ai parlé à la faveur d’une randonnée au Markstein”. Depuis qu’ils se sont mobilisés pour faire la lumière sur ces crimes ou abus sexuels, Guillaume et Benoit ont appris que des photos d’enfants nus dans le fameux torrent, parfois prises en gros plans, ont été trouvées chez l’abbé Pro après sa mort. Mais elles ont été détruites par deux prêtres, « pour ne pas avoir ce genre d’images en leur possession, sans aucune intention de dissimulation, précise Pierre, puisqu’ils en ont parlé à qui voulait bien les entendre ». Guillaume y voit pourtant “ une destruction de preuves dans une véritable affaire de crimes en série.” «Car si on tire le fil, dit encore Benoit, ce ne sont pas 7 ou 8 victimes qui sont impliquées sur la longue période d’impunité de Daniel Prot, mais plusieurs dizaines.» Et les traces effacées, la mémoire défaillante des témoins constituent bien une nouvelle agression. “Je ne suis en vie que pour ne pas détruire la vie de mon enfant, insiste Guillaume. Découvrir que cette vie aurait pu prendre une tout autre tournure si les gens qui savaient s’étaient préoccupés du sort des victimes, est insupportable à vivre.” C’est sans doute ce qui incite Pierre à réclamer plus de transparence : “Moi je pense que Monseigneur de Moulins-Beaufort, (actuellement archevêque de Reims ndlr), devrait publier tous les noms de ceux qui sont mis en cause, puisque les situations sont connues. Ce serait une marque de reconnaissance pour toutes les victimes.” Jean Vercoutere dit avoir été contacté par l’Archevêque de Reims, qui se veut très impliqué dans l’accompagnement des victimes. Lire ICI . «Bien que l’association n’ait plus de lien avec le diocèse de Reims depuis 1986, j’ai reçu par mail une demande de l’archevêque de «gérer» cela ! L’Abbé Prot était pourtant présent en tant que prêtre… »
* Guillaume fait partie des victimes qui témoignent dans le film de Judith Godrèche projeté en ouverture de la section « Un certain regard » au festival de Cannes 2024. Le court métrage sera par ailleurs diffusé le 23 Mai sur France 5, et le 25 sur Culturebox